Portable, la machine à mentir

  • Source : psychologies.com


 Au jeu du téléphone portable, nous sommes tous des tricheurs : appels filtrés, messages d’excuse, fausses pannes de réseau… Et si le mobile était une nouvelle machine à mentir, l’instrument rêvé de nos petites lâchetés ? Enquête.

A première vue, le téléphone portable n’est qu’un outil de communication très utile, nous permettant de joindre n’importe qui ou d’être joint n’importe où. En réalité, il appartient à cette catégorie d’objets qui étendent les limites de notre vie psychique, accroissent notre capacité à fantasmer, à rêver, à désirer, à nous mettre en scène. Il nous autorise à être qui nous voulons, au gré de notre imagination, et nous pousse dans nos retranchements émotionnels et affectifs.

« Cet appareil est tellement mien, tellement moi que, simultanément, il me confère le droit de décider du dosage de vérité et de mensonge que j’installe dans la conversation, affirme le psychothérapeute Gérard Louvain. Avec lui, je me sens maître du jeu, nettement plus qu’avec un poste fixe, avec lequel je n’ai pas cette relation intime, personnelle. Au point que je peux me mettre à croire à mes mensonges, et m’indigner si mon interlocuteur les met en doute. Mon seul frein est mon rapport à la culpabilité. Mais je ne pense pas que du point de vue de notre rapport au vrai et au faux, il y ait un “avant le portable” et un “depuis le portable”. Il ne saurait transformer un fanatique de la vérité en menteur invétéré. En revanche, il facilite amplement nos tricheries quotidiennes, sert notre lâcheté, notre peur d’avouer des vérités déplaisantes ou compromettantes. » Démonstration en trois actes.

Personne ne sait où je suis
Avec ce petit boîtier, je parle à qui je veux, d’où je veux, sans limitation d’espace et sans que l’autre sache où je suis. A la question « Tu es où ? », devenue, grâce à lui, un grand classique de la communication interhumaine, j’invente ma réponse selon mes besoins. Lorsque je téléphone de mon poste fixe, mon interlocuteur sait que je suis chez moi. S’il connaît la disposition des lieux, il peut me visualiser en situation de téléphoner. Le mobile crée un horizon de doute et d’imprévisibilité. Là où je suis, je suis a priori « inimaginable » par l’autre. Cette mise à distance, à la fois affective et géographique, accroît ma liberté de dire.

Si les psychanalystes allongent leurs patients sur un divan où l’échange des regards est impossible, c’est justement pour favoriser l’émergence de l’inconscient, au-delà des exigences du vrai et du faux. L’œil est l’organe du jugement. Le regard de l’autre me rive au réel, me force à prendre conscience de mes actes et de mes propos. Loin des yeux de mon interlocuteur, ma marge de manœuvre augmente. Le portable est donc l’instrument idéal de l’adultère sans risque. Je rassure mon mari tandis que je suis avec mon amant : « Mon chéri, je rentrerai tard, je suis coincée au bureau… »
A distance et sans danger, le portable m’offre le don d’ubiquité.

Je filtre, donc je contrôle
« Miroir de mon moi, le mobile acquiert rapidement lui-même le statut d’objet autonome, doué de sa propre volonté », constatent Alban Gonord et Joëlle Menrath dans Mobile attitude (encadré « A lire »). « Allô, allô, qui est-ce ? Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Je n’entends rien… Bon, je raccroche, on se rappelle, ça va couper. » Voilà comment je me débarrasse des importuns. Sans me fâcher ni me stresser. Je m’offre cette petite lâcheté sans culpabilité car c’est mon mobile – à cause de « son » réseau, de « sa » batterie défaillante – qui est à l’origine de cet appel interrompu. Le coupable, c’est lui ! C’est lui aussi, parce qu’il s’était déchargé, qui m’a empêché de prévenir de mon arrivée tardive au bureau…

Au service de mes petites lâchetés, je dispose de plusieurs niveaux de filtrage. Une sonnerie particulière m’avertit que tante Ursule essaie de me joindre. Inutile, donc, de me manifester. Si l’appelant figure sur la liste de mes contacts, son nom s’affiche sur l’écran. Je sais immédiatement quel pieux mensonge forger, quel prétexte inventer pour me tirer d’une situation déplaisante. Ce merveilleux objet m’épargne ainsi les discussions ennuyeuses et me permet de répondre sans répondre : en expliquant que je ne suis pas en mesure de discuter. « Je ne peux pas te parler pour le moment, je suis en réunion. » Cette excuse désormais célèbre a, de surcroît, le pouvoir de faire entendre à l’autre à quel point je suis occupé et important.

Je m’efface derrière un SMS

Les énormes mensonges ou les événements pénibles à annoncer requièrent, eux, l’écrit : le Texto ou SMS (short message system, "système de minimessages"). Il faut être vraiment lâche – ou très cynique – pour oser écrire : « Chéri, je te largue », « Tout est fini entre nous »… Les ruptures par SMS sont pourtant de plus en plus fréquentes (on a même vu des licenciements notifiés par SMS !). Elles expriment le fantasme de la fin de la relation sans souffrance. Ni regret ni chagrin, nul deuil à accomplir ! Le Texto sera fatalement effacé, ne laissera pas de trace, contrairement à la lettre, susceptible d’être conservée. Toutefois, l’affaire en reste rarement là : qui est capable de recevoir un SMS aussi violent sans réagir ni demander quelques explications ? La rupture sans larmes est un fantasme.

L’écrit me permet de faire passer mon message puis de me retirer du jeu, de rentrer dans l’ombre si j’en ai envie. En cela, il est nettement moins compromettant que le message vocal, qui m’oblige à donner de moi, de ma voix, trahit mes émotions et fait courir le risque que l’autre décroche. Le SMS, lui, s’écrit dans le vide…Si le mobile ne nous rend ni plus lâches, ni plus menteurs, ni plus pervers que nous le sommes au plus profond de nous, il fonctionne assurément comme un "facilitateur" et un révélateur de nos tendances psychiques les moins glorieuses ! Le portable ne fait pas le menteur, il fait juste partie de sa boîte à outils…

Le media préféré des Français :
S’ils ne devaient conserver qu’un média, les Français choisiraient le mobile (33 %) devant l’Internet (28 %), la radio (22 %) et la télé (17 %). Quelle que soit la classe sociale, 72 % des 15 ans et plus possèdent un téléphone portable.

Tous détectives ?
Dans une crise d’espionnite aiguë, Sonia, informaticienne de 38 ans, a écouté les messages adressés à l’homme qu’elle aimait. « Depuis un moment, le soir, c’était : “Je ne peux pas te parler pour l’instant, je suis submergé, je te rappelle.” J’entendais en fond des bruits de télévision – alors qu’il ne l’a ni au bureau, ni chez lui. Brutalement, j’ai eu une révélation : il revoit son ex. J’ai entrepris de vérifier cette intuition par l’intermédiaire de sa messagerie – c’est très simple à faire…

Pas honnête, c’est sûr, mais lui, l’était-il ? » Selon le psychothérapeute Gérard Louvain, « c’est l’aspect anxiogène du mobile qui favorise les tendances à la fusion, accroît l’intolérance à la frustration et justifie le sentiment que l’autre me doit des comptes. Je peux même exiger comme un dû qu’il soit à tout moment en mesure de me dire ce qu’il fait et avec qui. »