Prostitution: «Le plus vieux métier du monde est-il en train de perdre ses clients?»

  • 11/11/2013
  • Source : Slate.fr
Une enquête menée aux Etats-Unis dit que de moins en moins d'hommes paient pour du sexe. Les sondeurs devraient aller parler aux travailleurs du sexe.

«Le plus vieux métier du monde est-il en train de perdre ses clients?»,telle est la question posée début novembre par le Los Angeles Times,qui cite une nouvelle étude montrant que les hommes américains seraient de moins en moins nombreux à déclarer avoir échangé de l'argent contre du sexe.
 
Selon la dernière livraison du General Social Survey, menée par l'université de Chicago, 9,1% des Américains affirmaient l'an dernier avoir «un jour payé ou été payé pour du sexe». Dans les années 1990, ils étaient 17%. J'ai demandé à Melissa Gira Grant –qui tient le blog postwhoreamerica.com et qui sortira bientôt Playing the Whore: The Work of Sex Work –de m'aider à interpréter ces chiffres. Notre échange de courriels a été condensé et édité.

Slate: Cette étude et l'article qui en rend compte sous-entendent que réduire la fréquence du travail sexuel est une bonne chose. Est-ce réellement le cas?
 
Melissa Gira Grant: J'aimerais savoir ce que les gens pour qui «réduire la fréquence du travail sexuel est une bonne chose» pensent du travail sexuel, de ce qu'il est, des personnes qui le pratiquent et de leurs motivations. Veulent-ils dire qu'ils souhaitent mettre fin à la violence policière disproportionnée dont sont victimes les travailleurs du sexe? Mettre fin au HIV? Mettre fin à la pauvreté? Je signe tout de suite.  Mais vous ne faites disparaître rien de tout cela en éradiquant le travail du sexe.
 
A mon avis, ce que trop de gens pensent en disant vouloir réduire le travail du sexe, c'est qu'ils ne veulent pas aller dormir dans un hôtel abritant de la prostitution, qu'ils ne veulent pas tomber sur des petites annonces de services sexuels sur Internet, voire qu'ils en ont marre des documentaires dénonçant «l'esclavage sexuel près de chez vous». Ils laissent leurs impressions sur le travail sexuel supplanter la réalité et ils passent à côté de la question. (Même si je suis d'accord pour dire que ces émissions sont vraiment la plaie).
 
Slate: Le L.A. Times fait état de quelques théories pouvant expliquer la baisse éventuelle de la prostitution aux États-Unis: (1) «des mœurs sexuelles plus lâches», davantage d'individus sont susceptibles d'avoir des rapports sexuels occasionnels«gratuitement»; (2) la peur du HIV; (3) moins de gens font leur service militaire; (4) une prolifération de sites où le travail sexuel est formulé en termes ambigus, à l'instar de ceux pour «sugar daddy», ce qui fait que certaines personnes ne les assimilent pas à de la prostitution traditionnelle au moment de répondre à un sondage; ou que (5) les hommes mentent.
Parmi ces théories, lesquelles vous semblent les plus probables ou improbables?
 
Gira Grant: J'hésite, globalement, à commenter les conclusions de cette étude. Selon le L.A. Times, la question posée aux hommes dans le sondage consistait à savoir s'ils avaient «un jour payé ou été payés pour du sexe». Ce qui mélange les hommes travailleurs du sexe et les hommes clients de services sexuels. Comment pouvons-nous envisager sérieusement la soit-disant «baisse» des hommes ayant répondu «oui» à cette question?
 
La question ne nous dit rien des raisons pour lesquelles des hommes pourraient fréquenter moins souvent les travailleurs du sexe, parce qu'elle ne nous dit même pas, à la base, combien d'hommes ont eu recours à des travailleurs du sexe.
 
Slate: J'aimerais savoir ce que vous pensez de cette autre théorie concernant la demande de services sexuels: ce n'est pas uniquement que les gens ont désormais davantage de relations sexuelles occasionnelles «gratuites», mais aussi que les femmes peuvent jouir d'une égalité accrue avec les hommes en termes d'éducation, de travail et, généralement, dans toutes les sphères de la vie sociale.
 
Il serait concevable que le fait qu'hommes et femmes soient, globalement, davantage sur un pied d'égalité, puisse jouer sur la demande de services sexuels. Idem avec la levée progressive de la stigmatisation des homosexuels –quand les relations sexuelles entre hommes se banalisent dans notre culture, il y a moins de demande sur le marché noir du sexe gay. Mais c'est une pure spéculation.  
 
Gira Grant: Testons cette théorie avec d'autres types de relations «transactionnelles». Est-ce que la disponibilité d'un partenaire qui vous fait la cuisine signifie que vous cesserez d'aller au restaurant? Est-ce que le fait d'avoir un partenaire attentif à vos jérémiades de fin de journée vous fera virer votre psy?
 
A mon avis, c'est une erreur – mais une erreur compréhensible, compte-tenu de nos attitudes culturelles concernant la sexualité – d’imaginer que les gens qui achètent des services sexuels le font parce qu'ils n'ont pas accès à d'autres formes de gratifications sexuelles, de personne, d'aucune autre manière.
 
C'est sans doute vrai pour certains, mais – à l'instar de l'achat d'un repas ou d'une thérapie – beaucoup de gens qui achètent du sexe achètent aussi un contexte, un environnement, et parfois même une expertise liés à cette expérience sexuelle.
 
Des gens achètent du sexe pour avoir un type de rapport qu'ils ne peuvent avoir, ni ne veulent avoir, avec un partenaire intime. Ils peuvent alors acheter un type d'expérience sexuelle qui se rapproche de l'échappée, de la retraite, comme le montrent les travaux des ethnographes Elizabeth Bernstein et Katherine Frank.
 
Des gens voudront toujours acheter du sexe. A la limite, lutter contre les inégalités sexuelles aura permis à des femmes impliquées dans le travail sexuel d'avoir davantage de contrôle et de pouvoir dans leurs vies. Au départ, le mouvement contemporain pour les droits des travailleurs sexuels est parti de prostituées de rue qui voyaient la police profiter de législations anti-prostitution pour les contrôler et les harceler. L'inégalité sexuelle était quelque chose qui freinait aussi ces femmes, qu'importe la manière dont elles gagnaient leur vie. 
 
Slate: Une histoire que l'on rencontre souvent autour du travail sexuel contemporain, c'est qu'Internet aurait créé davantage de place pour un secteur économique indépendant et/ou semi-professionnel – et incité des gens qui, sans cela, n'aurait pas pensé à ce genre de travail. On retrouve aussi cette logique avec d'autres activités, comme l'écriture. Pensez-vous qu'Internet a pu faire exploser (et compromettre) le marché du travail sexuel de la même manière qu'il l'a fait pour l'écriture, l'illustration, la musique ou le graphisme?
 
Gira Grant: Internet a absolument ouvert le travail du sexe à une audience plus large et plus diverse, à des gens qui sont aujourd'hui susceptibles de voir dans ce travail une activité indépendante parmi d'autres. En me penchant sur les sites de cam ou de «sugar daddy» –voire, mieux, sur les tumblr où l'on parle boutique–, je vois beaucoup de jeunes femmes vendre l'image du «je ne suis pas le genre de fille que vous vous attendiez à trouver ici».
 
Mais –attention. Il est sans doute plus facile de trouver des femmes pour qui le travail du sexe est une activité occasionnelle, et plus facile de les entendre parler de leur travail, mais cela ne veut pas forcément dire qu'elles sont plus nombreuses qu'auparavant. Je suis persuadée que la première call girl à avoir une ligne téléphonique personnelle, et qui n'avait plus à attendre après sa maquerelle pour avoir des clients, a elle aussi utilisé ce genre d'accroche. Si vous voulez vraiment parler de ce qui fait «exploser» le marché du travail sexuel, allez voir du côté du prix de l'éducation ou de la santé.
 
Que nous nous posions toutes ces questions est une bonne chose, mais ce n'est pas cette étude sur la baisse du nombre des clients qui va permettre d'y répondre. Elle ne concerne que des activités masculines. Et en identifiant le sexe commercial à un type d'activité sexuelle, elle ne peut répondre aux questions que les gens semblent vraiment se poser sur l'achat de services sexuels –les comment, les pourquoi et les pourquoi maintenant. Pour ces réponses, nous avons besoin de meilleures études –et nous devons surtout nous tourner vers les travailleurs du sexe.
 
Amanda Hess
Traduit par Peggy Sastre