Du corps de Mamadou Traore, il ne reste que des cendres au bord d’une route goudronnée d’Abidjan, près d’un caniveau.
C’est là que la dépouille démembrée du jeune homme de 23 ans, accusé d’être le meneur d’un gang violent, a été brûlée le 14 avril dernier par une foule déchaînée. Sa tête ensanglantée avait fait le tour d’une partie de la ville, brandie par ceux qui venaient de le décapiter.
La preuve que celui qui les martyrisait depuis plusieurs années ne pourrait plus leur faire de mal. «
On n’était pas là ce jour-là, mais on nous a dit que c’était ici qu’il était mort, expliquent Anou et Hadji, venus comme en pèlerinage constater l’endroit où Mamadou a été torturé pendant une heure. Il a fait tellement de mal dans le quartier, c’est important de venir voir. On est soulagés. »
Il n’a pas été difficile aux deux adolescents de trouver le caniveau, car la mise à mort a été filmée. On y voit un garçon hébété, recevoir presque sans broncher des coups de marteau et de pierre. Il tente bien de s’enfuir quand un coup de brique brise ses menottes, mais il s’effondre dans un trou boueux. Remonté sur la route par ses bourreaux, il est achevé, avant que ses membres soient découpés à la machette par des hommes au visage déformé par la colère et la haine.
Les Abidjanais échangent désormais via leurs téléphones portables ces images d’une violence insoutenable, refusant de s’apitoyer sur le sort de l’auteur selon eux de tant de crimes. « Plus d’une vingtaine de ses « petits » sont à la Maca [Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, principale prison du pays], et au moins trente personnes sont mortes à cause de lui », se justifie un habitant du quartier, qui affirme avoir vu la scène, mais sans y participer bien sûr.
Pillages et trafics de drogue
Très peu de gens connaissaient Mamadou Traoré sous son vrai nom. Le garçon a construit sa légende en se faisant surnommer « Zama », un fruit dur et aigre qui pousse dans la région, dont les noyaux peuvent être utilisés pour frapper d’autres personnes. Lui utilisait une bande de préadolescents qui le suivaient partout, des « microbes », une appellation inspirée des gangs d’enfants des favelas dans le film La Cité de Dieu du Brésilien Fernando Meirelles.
A Attecoube on est loin de Rio, mais les inégalités sont les mêmes : les bidonvilles de la commune rivalisent avec les quartiers précaires, dans un dénuement d’autant plus difficile à accepter qu’ils jouxtent le centre des affaires du Plateau à Abidjan.
Zama et ses « microbes » menaient régulièrement des raids sur la population de la zone, volant des téléphones portables ou de l’argent, toujours à l’arme blanche, « piquant » leurs victimes avec leurs lames…
Leur mode opératoire : rester en meute et semer la panique, de préférence les jours de fête, pour augmenter leur butin mais aussi pour que s’étende leur réputation et donc leur territoire. Zama contrôlait aussi les « fumoirs » du quartier, des baraques dans lesquelles sont vendues toutes sortes de drogues et où se cachent les toxicomanes pour se détruire.
Il a tenté d’asseoir son autorité au-delà de son territoire originel, déclenchant une guerre des bandes avec un groupe d’un quartier voisin, dont les membres ont pris une part active dans sa traque puis dans son meurtre.
Des « microbes » de moins de 10 ans, sous la protection d’anciens rebelles
Si la présence de bandes violentes n’est pas nouvelle dans certains quartiers d’Abidjan, le jeune âge de ces « microbes » choque. Certains ont à peine 10 ans. C’est dans l’une des communes les plus peuplées de la capitale économique qu’ils sont apparus pour la première fois, à Abobo.
Des enfants isolés, qui se sont mis sous la protection des anciens rebelles qui ont combattu pour l’actuel président ivoirien pendant la crise post-électorale de 2010-2011. « Les FRCI [Forces républicaines de Côte d’Ivoire] utilisent ces jeunes désœuvrés pour leurs activités illégales, récupèrent l’argent des vols, et les envoient dans les fumoirs », s’inquiète un haut responsable sécuritaire, qui préfère rester anonyme : dans certains secteurs, ceux qui ont aidé Alassane Ouattara ont encore du mal à passer la main aux forces traditionnelles de l’Etat.
Cette complicité, c’est aussi ce qui amené les habitants d’Attecoube à se faire justice eux-mêmes, comme dans d’autres quartiers où des chefs de gangs ont aussi été violemment exécutés.
« Les gens se plaignaient que Zama avait déjà été arrêté plusieurs fois, mais à chaque fois on l’avait relâché, regrette Emile Bodje Lidje, le directeur de cabinet du maire de la commune. Les forces de sécurité ont été impuissantes ». Ce fonctionnaire connaît d’autant bien le problème qu’il en a été victime à plusieurs reprises : propriétaire d’un maquis bien connu non loin de la mairie, il a vu son chiffre d’affaires s’écrouler à cause des multiples intrusions violentes de Zama dans son débit de boissons.
« Beaucoup de ces jeunes viennent du nord du pays ou de la sous-région, et ont pendant longtemps subi les injures et les coups des partisans de Laurent Gbagbo, tente-t-il d’expliquer. Quand la crise post-électorale a démarré, ils ont pris les armes pour se protéger. Ensuite, ceux qui étaient trop jeunes pour se faire enrôler dans l’armée ont gardé leur kalach et ont intégré des gangs, car ils pouvaient désormais avoir la main sur les activités illicites qui leur étaient interdites sous le régime précédent ».
Zama était originaire du Burkina Faso, mais ceux qui le connaissaient assurent qu’il n’a jamais pris les armes aux côtés des anciens rebelles. Son autorité, il l’a acquise grâce à son père, un marabout redouté dans le quartier précaire de Boribana, qui a regagné son pays depuis l’assassinat de son fils. C’est en jouant sur cette image mystique que le jeune homme a recruté, initié, et inspiré la peur autour de lui.
« Il avait envoûté ses petits, même son adjoint arrêté en même temps que lui et qui a refusé de partir, préférant se faire tuer, murmure un habitant, comme s’il craignait que l’âme de Zama l’entende et vienne se venger. On le croyait immortel, parce qu’il est ressorti vivant de plusieurs affrontements à la kalach, même contre des gendarmes. » Une frayeur qui explique en partie le châtiment réservé à son corps.
« Les gens l’ont décapité pour être sûrs qu’il était bien mort, décrypte Emile Bodje Lidje. Ils le considéraient comme démoniaque, donc selon eux il ne méritait pas de sépulture ». Le conseiller du maire veut croire que les « microbes » s’évanouiront après la disparition de leur chef, mais pour plus d’assurance il demande de l’aide pour détruire tous les fumoirs de la commune. Il voudrait aussi mettre l’accent sur la formation des jeunes. Face à tant de défis, il faut bien commencer par quelque chose…
Maureen Grisot
Abidjan, correspondance
Photo:DR / Le caniveau, où s'est fait incendier le chef des "microbes", à Attecoubé, Abidjan.