Dans cette interview qu’il nous a accordée, Eugène Djué, cadre du Front populaire ivoirien (Fpi) se félicite que le Rassemblement des républicains (Rdr) et le Fpi aient enfin décidé de briser le mur de la méfiance. Il salue l’œuvre de reconstruction du pays par le Président Ouattara.
Vous avez été l’un des premiers frontistes à reconnaître le régime de M. Ouattara. Lundi dernier, la direction du Fpi a rencontré celle du Rdr. Comment avez-vous accueilli cette entrevue ?
C’est à la fois une fierté et une grande satisfaction. Mais la satisfaction morale est d’autant plus importante aux yeux des gens qui viennent de l’étranger pour nous rencontrer, de voir que les Ivoiriens ont une capacité de dépassement hors du commun. Je crois en cette réconciliation. Il nous manque seulement la volonté politique pour rassembler tous les Ivoiriens et de les engager sur le chemin irréversible de la réconciliation, et il appartient au Président Ouattara de garder la tête de ce convoi.
Vous avez pourtant été traité de traître au départ. Cela ne vous a-t-il pas choqué ?
Non, quand on fait la paix, ce sont des considérations dont il ne faut pas tenir compte. J’ai fait ce qu’il fallait. Regardez ce qui se passe aujourd’hui en Centrafrique pour comprendre qu’on peut gagner la guerre, mais la paix reste à faire. Ce que j’ai fait, c’est pour la Côte d’Ivoire et les Ivoiriens. Je l’ai fait aussi pour mes camarades militants. Aujourd’hui, tous ceux qui marchent, qui viennent aux réunions, qui font des cortèges autour du président Affi, certains parmi eux auraient pu mourir dans la crise. Par nos actions, ils sont vivants. C’est une fierté, c’est une satisfaction, c’est un honneur. En même temps pour moi, c’est une leçon parce que si on devait tenir compte du qu’en- dira-t-on, on n’agirait pas.
Malgré ce que vous avez fait, on continue de tirer des coups de feu. La semaine dernière, il y a eu des tirs à Yopougon. Qu’est ce que cela vous inspire ?
Cela m’inspire que nous avons eu raison de réagir promptement et de dire cessons le feu.
Pensez-vous que si vous ne l’aviez pas fait, la situation aurait été plus grave ?
Oui, ça aurait été plus grave. Mais cela nous dit que ce n’est pas fini ; ce travail doit continuer et être approfondi, parce que la plupart du temps, ceux qui mènent ces attaques sont des frustrés, insatisfaits. Un des drames de notre pays est que les armes se sont invitées dans le débat politique, la violence est entrée dans la politique. Dès que les gens n’arrivent pas à s’exprimer, ils trouvent cette voie, qui est rapide, très simple. Il faut continuer à travailler.
Certains observateurs et le régime en place sont pourtant persuadés que ce sont des partisans de l’ancien président qui sont à la base de ces attaques…
Je n’aime pas cette façon de jeter des pierres rapidement. A mon avis, cela doit nous amener à réfléchir et à comprendre réellement ce qui se passe. Dès qu’il y a un coup de feu, on accuse les pro-Gbagbo. Ce n’est pas très juste. Pourquoi ne penserait-on pas que ce sont des ex-combattants, qui ont soutenu le régime et qui sont insatisfaits du traitement qu’ils subissent, qui le font ? Mais je veux dire que cela n’est pas le plus important.
C’est quoi le plus important pour vous ?
Le plus important, c’est que ces actions nous interpellent sur le fait qu’il y’a problème. Et les problèmes, il faut qu’on les résolve. Quand on désigne le bouc émissaire, c’est parce qu’on ne réfléchit plus et on ne trouvera donc jamais la solution. Dans l’accord que nous avons arrêté avec tous les commandants Frci à leur entrée à Abidjan lors de la crise postélectorale, il était question pour nous de prendre les jeunes combattants qui soutenaient l’ancien régime, les sécuriser, les identifier et laisser ceux qui veulent s’en aller. Il fallait faire en sorte qu’ils soient pris en compte dans le système de désarmement. Juste après, il y a eu des attaques. Elles ont créé une situation floue qui ne nous a pas permis d’avancer comme nous le souhaitions. Quand le 14 avril 2011, nous arrivions à Yopougon, il y avait 49 groupes armés. Une de nos démarches a été, après avoir obtenu le cessez-le-feu, d’organiser ces jeunes en armes. Mais je sais que ce n’est pas fini. Il faut poursuivre le travail. Ce qui me gêne, c’est que dès qu’il y a des coups de feu, on indexe un camp. Je pense qu’il faut arrêter cela, car cela ne favorise pas l’avancée vers les objectifs que nous recherchons.
Le président de votre parti, Affi N’Guessan vous a débarqué récemment. Comment réagissez-vous à cette éviction ?
Il ne m’a pas débarqué puisque que je ne faisais pas partie de l’équipe d’Affi avant la crise postélectorale. Toute cette équipe a été cassée à la faveur de la crise. La plupart des membres étaient soit en exil, soit en prison. Les camarades Akoun et Miaka m’ont alors demandé de venir les aider à maintenir le parti débout. On a reconstitué l’équipe avec ceux qui étaient là. Une fois sortis de prison, les membres de la direction reprennent le travail. C’est ce qui s’est passé.
N’est-ce pas un acte d’ingratitude ?
Non, c’est la continuité.
Pourtant des jeunes sont montés au créneau pour dire à Affi de vous laisser à votre place…
Ces jeunes se basent sur le travail que nous avons fait et ils ont estimé que ce travail est juste, bon. Mais, ils ne savent pas si Affi m’a promis quelque chose d’autre. Mais je pense que ces jeunes ont raison. Ce sont des militants et ils ont le droit de s’exprimer. C’est cela la démocratie. D’aucuns ont pensé que je les aurais envoyés pour réclamer un poste de secrétaire local. Je mérite mieux que cela.
Le Fpi propose les états généraux de la République. Le Rdr et le président de la République ne voient pas cette proposition d’un bon œil. Quel est votre commentaire ?
Ce n’est pas au Président d’aider le Fpi à se préparer pour les élections. Il prend des risques trop grands. Ceci dit, je pense qu’il faut qu’il y ait un débat national sur la crise que nous avons vécue.
Pour situer les responsabilités ?
Et surtout pour que la vérité apparaisse, pour qu’on cerne les causes profondes de cette crise.
Pensez-vous que les Ivoiriens ne savent pas ce qui s’est passé ? Tout le monde sait que c’est du fait de Laurent Gbagbo qui n’a pas voulu reconnaître sa défaite…
Non, ça c’est trop facile. Il y a eu le forum de 2001. Il s’est bien déroulé, malheureusement, on n’a pas appliqué les résolutions. Faisons alors un débat national et cette fois, appliquons les résultats.
A-t-on besoin d’un nouveau forum pour appliquer les résolutions ?
Bien sûr ! Pensez-vous qu’on peut faire l’économie d’un débat ?
Après le forum, il y a eu Pretoria, Accra I et II ; il y a eu Ouaga. Tout cela n’est pas suffisant, selon vous ?
Non ce n’est pas suffisant. A chaque fois, des choses se sont produites, notamment la crise postélectorale. Et cette crise, les gens pensent que c’est une affaire de Gbagbo ou de Ouattara. C’est faux ! Selon moi, la réconciliation dont nous avons aujourd’hui besoin, est d’abord interpersonnelle. Je veux dire qu’aujourd’hui, ce n’est pas forcément entre le Fpi et le Rdr qu’il faut faire la réconciliation. Au sein du Fpi, comme au sein du Rdr, il y a des gens qui ont besoin de se réconcilier. Je vous le dis, même la sous-région a été divisée par cette crise. Il faut donc un débat qui va concerner tous les habitants de ce pays, y compris les étrangers. Si notre objectif commun est la stabilité, la paix dans ce pays, nous allons y parvenir.
Le fondateur du Fpi, Laurent Gbagbo, est à la Cpi. Pensez-vous qu’on puisse obtenir des résolutions applicables en l’absence de Gbagbo ?
Pourquoi voulez-vous qu’il reste là-bas ? Quand je parle de débats, je ne l’envisage pas sans Laurent Gbagbo. S’il est en prison, qui va parler en son nom ? Je ne parle pas en termes de conditions. Je n’aime pas les mots qui fâchent, mais il faut que tout le monde sache que Gbagbo ne peut pas rester en prison et parler de réconciliation.
Etes-vous réaliste en demandant la participation de Gbagbo ?
Il y a beaucoup de personnes qui pensent qu’on n’est pas réaliste quand on parle de paix en Côte d’Ivoire parce qu’ils voient le problème tellement gros. Moi je pense que c’est possible.
La Cpi, au nom de la réconciliation, devrait donc libérer Gbagbo ?
Bien sûr parce que ce n’est pas sur mars que s’appliquent le droit et la justice. Ils s’appliquent dans un contexte. En droit, il y a des décisions sociales. Souvent les juges tiennent compte de l’ambiance générale pour prendre certaines décisions.
La Cpi assure pourtant qu’elle ne se laissera pas émouvoir par le tintamarre qui entoure les différentes audiences…
Ils ne vont pas inventer le droit. Ils ne disent que le droit, ils appliquent le droit. Et donc s’ils ne politisent pas le droit, Gbagbo devrait être libéré. Le juge, avant de prendre telle ou telle décision, s’assure parfois qu’elle n’ait pas une influence négative sur la société. Et d’ailleurs, ils disent qu’ils ne le libèrent pas pour éviter que cela crispe l’atmosphère politique. Pourquoi ne prennent-ils pas l’hypothèse par l’autre bout, en se disant que cela va booster la réconciliation ?
N’est-ce pas parce que vous êtes son partisan que vous souhaitez que les juges analysent le problème dans le sens inverse ?
Non, moi j’ai dépassé le stade de partisan ; c’est pourquoi souvent il y a des gens qui ne me comprennent pas et m’attaquent. Cela fait deux ans que Gbagbo est en prison mais la paix n’est pourtant pas de retour en Côte d’Ivoire. On essaie avec l’espoir que Gbagbo va venir, avec le travail de certains de ses proches comme nous.
Pour vous, tout ce qui a été fait avec Banny est-elle de la comédie ?
Il est bon qu’on puisse avancer vers des objectifs plus déterminants, des actes plus forts, plus décisifs.
Depuis la chute de Gbagbo, on attend que le Fpi fasse des gestes forts. A quand un geste fort de votre part ?
Le Fpi était à l’investiture du chef de l’Etat. J’entends souvent les gens dire que le Fpi ne reconnaît pas Alassane Ouattara. Qu’on me dise ce que cela veut dire. Le Fpi a composé une délégation avec le président Miaka à l’époque pour aller à Yamoussoukro à l’investiture du Président Ouattara au nom de la paix. Y a-t-il meilleure preuve de reconnaissance que cela ?
Pourquoi le Fpi continue-t-il de dire qu’il a été installé sous des bombes ou par la France ?
Est-ce sur ce débat que vous voulez qu’on s’arrête ? Il y a dix ans qu’il avait des cadres du Rdr, des Forces nouvelles, de l’Udcy et du Pdci dans le gouvernement de Gbagbo. Au conseil des ministres, ils le vénéraient. Quand ils sortaient, ils partaient dire lors de leurs meetings que Gbagbo est un dictateur. C’est de bonne guerre.
Pourquoi ne faites-vous pas pareil en entrant dans le gouvernement Ouattara ?
Ce sont des débats qui arrivent. Mais, il n’est pas bon que les gens rentrent au gouvernement alors que les problèmes principaux restent posés. Le plus facile à faire, c’est de libérer Simone Gbagbo. Je salue la décision du gouvernement de ne pas la transférer parce qu’elle n’a rien à faire à la Cpi. C’est en Côte d’Ivoire qu’on doit régler nos problèmes. C’est pour cela que je suis écœuré par les récents rapports de l’Onu qui joue le pompier qui vient toujours en retard après le pyromane. Je ne crois pas que ces rapports nous rendent service.
Vous étiez à Bouaké lors de la visite du chef de l’Etat dans le Gbêkê. Quel sens vouliez-vous donner à ce déplacement ?
Ce sont des actions de décrispation, de la paix, des actions de réconciliation. Ce en quoi je crois, c’est qu’on ne pourra jamais couper cette Côte d’Ivoire en deux. Et ce genre de contacts permettent de briser progressivement les murs de la méfiance pour créer la confiance.
Lors de cette visite, des chantiers ont été réalisés. Qu’en pensez-vous ? Que dites-vous aussi des autres chantiers du Président Ouattara à Abidjan ?
Je pense que c’est très bien. Le pays est en chantier, il change peu à peu de visage. Mais c’est comme quand on est en train de construire. Pour la solidité de ces constructions, il faut la paix et la réconciliation comme soubassement.
Depuis 2006, vous êtes sous sanction onusienne. Comment vivez-vous cette sorte d’encasernement ?
Ce n’est pas l’encasernement qui dérange ; c’est l’image qui m’est collée, surtout au niveau international. On m’accuse de choses dont je ne suis pas capable. Les motifs de cette sanction sont très graves, humiliants, salissants. Je trouve cette sanction injuste.
Est-ce ce qui vous a empêché d’aller en exil ?
C’était un élément important. Partout où vous allez, vous vous rendez coupable de violation de cette sanction et l’Onu a le droit de réclamer qu’on vous ramène. C’est pourquoi je ne suis pas parti.
Réalisée par Marc Dossa / Coll. DL & MD (stagiaires)
Eugène djué, FPI :“Le pays est en chantier” - Photo à titre d'illustration