Côte d'Ivoire : La vie complète d'Houphouët Boigny racontée à l'occasion des 20 ans de sa disparution

  • 02/12/2013
  • Source : Jeune Afrique
À l'occasion du 20e anniversaire de la mort de Félix Houphouët-Boigny, "Jeune Afrique" réédite un long portrait du premier président ivoirien, publié en 2010 dans notre hors-série Spécial Côte d'Ivoire.

Par un de ces curieux revirements dont l’Histoire a le secret, Félix Houphouët-Boigny­ est de retour. Celui qui, pendant trente-trois ans, a incarné le pouvoir absolu et que la jeunesse a conspué, dans les rues d’Abidjan, au début des années 1990, aux cris de "Houphouët voleur", est désormais un modèle dont chacun se réclame. Henri Konan Bédié, Alassane Dramane Ouattara et même Laurent Gbagbo, qui l’a si ardemment défié et combattu, chacun veut démontrer qu’il est plus houphouétiste que l’autre.

 
S’il était encore en vie, le père de l’indépendance en éprouverait sans doute un mélange de fierté et de déception. Car si "ses enfants" se réfèrent autant à lui, c’est parce qu’ils n’ont pas été à la hauteur. Non seulement ils n’ont pas poursuivi son œuvre, mais ils ont dilapidé l’héritage.

Certes, ils ont tous emprunté quelque chose à Houphouët. Pourtant, aucun ne possède ce qui lui donnait sa stature et le rendait unique : l’aisance avec laquelle il a surmonté ses contradictions et fait la synthèse entre sa culture africaine et son amour de la France ; la sagesse, qui lui a permis de tirer le meilleur parti de sa position de chef coutumier et de député à l’Assemblée nationale française ; l’ambition qu’il avait pour son pays et qu’il a fait passer avant son ambition personnelle.

"Médecin indigène"
 
Dia Houphouët a tout juste 5 ans à la mort de son père, puis de son oncle, lorsqu’il hérite du trône des Akoués, une ethnie qui appartient au grand groupe baoulé. "On m’appelait déjà le "'Vieux'", prétendait-il. Issu de la "noblesse terrienne", selon ses propres termes, il reçoit une éducation digne de son rang. Il apprend la discrétion, à vivre sobrement, à écouter les autres et à modérer son langage. Et rejette, en tout cas officiellement, quelques-unes des traditions familiales, comme les sacrifices humains qui se pratiquaient encore durant son enfance.
 
En 1915, il entre à l’école primaire supérieure de Bingerville, alors capitale de la colonie. A-t-il 10 ans, comme le voudrait sa date de naissance officielle (1905) ? Ou autour de 15 ans, comme le suggèrent plusieurs de ses biographes ? Quoi qu’il en soit, c’est à ce moment qu’il se convertit au catholicisme et qu’il choisit le prénom de Félix à l’occasion de son baptême. Il est ensuite admis à l’école normale William-Ponty de Dakar, où il passe deux ans, avant d’intégrer la toute nouvelle école de médecine, dont il sort diplômé en 1925.

Sa réputation d’agitateur lui vaut d’être surveillé par la police, qui le qualifie de "trublion" et "d’anarchiste".
 
Dès sa première affectation, à l’hôpital central d’Abidjan, il se fait remarquer par l’administration coloniale : il a organisé un embryon de syndicat, l’"Amicale des médecins auxiliaires [titre le plus élevé auquel les autochtones pouvaient prétendre], aides médecins et infirmières". On l’envoie en pénitence à Guiglo, une bourgade isolée, dans l’ouest du pays. Il sera rarement promu, malgré les comptes rendus élogieux de ses supérieurs. "Bon médecin indigène, actif et travailleur, mais qui devra choisir entre service de santé et politique locale", rapporte l’un d’eux, en 1938. Pendant quelques années, Houphouët se consacre à la médecine tout en continuant à se comporter en chef akoué et en meneur d’hommes. Sa réputation d’agitateur lui vaut d’être surveillé par la police, qui le qualifie de "trublion" et "d’anarchiste".
 
En 1939, le décès de son frère Augustin, qu’il appelait "mon autre moi-même", le ramène à ses obligations. Désormais, il se consacre à la chefferie et à ses plantations. Ayant, au cours de ces dernières années, exercé la médecine dans des localités proches de Yamoussoukro, il en a profité pour faire fructifier les terres familiales et a acquis un statut de planteur respecté. La manière dont les producteurs africains sont traités le scandalise. Il dénonce avec virulence les injustices commises par des hommes qui "ne sont pas dignes de la France". Sa lutte, résolument anticoloniale, n’est cependant pas antifrançaise. Avec Gabriel Dadié – le père de l’écrivain Bernard Dadié –, il fonde, en août 1944, le Syndicat agricole africain, qui regroupe 12 000 des quelque 20 000 planteurs du pays. Il en fait une machine politique et part en croisade contre le travail forcé.

"Le Bélier"

En 1945, le gouvernement français, décidé à faire participer ses colonies à l’Assemblée constituante, organise l’élection de deux députés en Côte d’Ivoire. Houphouët est élu au deuxième collège, celui des "non-citoyens". Lui qui répugne aux longs voyages n’est pas enchanté à l’idée de quitter sa terre natale. Mais il part avec les encouragements de sa première épouse, Khady Sow, et avec le soutien, qui lui semble indispensable, du Moro-Naba, le chef des Mossis (jusqu’en 1947, la Côte d’Ivoire s’étendait d’Abidjan à Ouagadougou). C’est à cette époque qu’il ajoute "Boigny" ("le bélier", en baoulé) à son patronyme : celui qui ne recule jamais, sinon pour mieux charger.
 
Il rejoint à Paris les autres députés africains, parmi lesquels Léopold Sédar Senghor et Lamine Guèye (Sénégal),­ Fily Dabo Sissoko (Bamako, Soudan français), Sourou Migan Apithy (Dahomey-Togo), Douala Manga Bell (Cameroun) et Jean-Félix Tchicaya (Gabon-Congo). Courtisés par les principaux partis politiques français, ils hésitent sur le choix de leurs alliés. Habilement, Houphouët propose que les élus africains se répartissent entre les différents groupes parlementaires. Lui sera apparenté aux communistes, qui forment le groupe le plus important.
 
L’année 1946 marque un tournant dans les relations entre la France et ses colonies. Pas moins de six lois sont adoptées, sous l’impulsion des communistes notamment : abolition de l’indigénat, liberté de réunion, d’association et de la presse, et, surtout, abolition du travail forcé, dite "loi Houphouët-Boigny", le 11 avril. Dans le discours qu’il prononce alors à l’Assemblée, le député ivoirien ne s’en prend pas à la République française, mais aux colons, ces "hommes qui, au-delà des mers, ont trahi pendant des années la mission civilisatrice de la France" en abusant de leur pouvoir. Adoptée le 25 avril, la "loi Lamine Guèye", par laquelle tous les ressortissants d’outre-mer deviennent des citoyens français, clôt cette série de réformes.
 
Au même moment, à Abidjan, suivant les instructions d’Houphouët, le syndicat des planteurs se transforme en parti politique, sous la direction de Joseph Anoma. C’est ainsi que naît le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), à Treichville. En octobre, c’est au tour du Rassemblement démocratique africain (RDA) d’être porté sur les fonts baptismaux, à Bamako. Il chapeaute le PDCI et d’autres partis africains. Fily Dabo Sissoko et Lamine Guèye, qui voient dans le RDA un "jouet du Parti communiste français", s’en désolidarisent. Sissoko aura beau finir par le rejoindre, Houphouët a compris que la concurrence pour le leadership régional entre la Côte d’Ivoire et le Sénégal ne fait que commencer.

L’année 1949 et le début de 1950 sont extrêmement troublés.

Le 21 octobre 1946, le congrès du RDA se prononce pour "une union avec la France librement consentie, fondée sur l’égalité des droits et des devoirs". Bien que ce manifeste soit d’inspiration communiste et parle de "réaction", d’"intérêt de classe" ou d’"exploiteur capitaliste", sa tonalité générale n’est pas agressive vis-à-vis de la métropole. On n’y évoque pas l’autonomie, encore moins l’indépendance.
 
L’année 1949 et le début de 1950 sont extrêmement troublés. En Côte d’Ivoire, les manifestations se succèdent, et les accrochages entre militants du PDCI-RDA et administration coloniale se multiplient. Un mandat d’arrêt, qui ne sera pas exécuté, est même lancé contre Houphouët. Ce dernier a senti le vent tourner. Avec le début de la guerre froide, l’image du communisme change. Pour le député ivoirien, l’heure du désapparentement a sonné. Il est temps de changer de stratégie et d’allié. Désormais, le RDA fait cause commune avec l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR) de René Pleven. Faute de majorité, quatre gouvernements français sont tombés en quelques mois, l’appui du RDA est donc le bienvenu.

Retour en grâce
 
Février 1951 marque le retour en grâce du député ivoirien. Alors que l’on prépare, à Abidjan, l’inauguration du canal de Vridi, il se murmure qu’Houphouët ne sera pas invité. Non seulement il le sera, mais il arrivera par le même avion que François Mitterrand, alors ministre de l’Outre-Mer. Ce changement de cap divise le PDCI, qui obtient un très mauvais score aux élections législatives de 1951. Il faudra attendre 1956 pour que le parti retrouve sa place de leader, qu’il conservera jusqu’à la fin du siècle.
 
Nommé ministre délégué à la Présidence du Conseil – un poste taillé sur mesure par le socialiste Guy Mollet, alors président du Conseil –, Houphouët s’illustre par son sens tactique et par son aisance à se fondre dans un univers très différent du sien. Jusqu’en 1960, il occupe plusieurs fonctions, notamment celle de ministre de la Santé entre 1957 et 1958.
 
Alors que les mouvements indépendantistes progressent dans tout l’Empire français, il s’oppose à Senghor. Ce dernier souhaite renforcer les fédérations d’Afrique-Occidentale et d’Afrique-Équatoriale, afin qu’une fois indépendantes elles décident de la nature de leur relation avec l’ancienne métropole. Houphouët, lui, estime que les pays africains ne sont pas prêts pour l’indépendance, et milite pour une "communauté franco-africaine démocratique et fraternelle, fondée sur l’égalité". Dans la crise algérienne, il adopte une position ambiguë et défend la position française.

Plus tard, il arguera qu’en tant que ministre de la République il était tenu à un devoir de réserve. Il n’en demeure pas moins qu’il est convaincu, à ce moment-là, qu’il ne faut pas tourner le dos à Paris. "Nous avons parfaitement le droit de dire que nous n’avons aucun avenir sans la France", lance-t-il en 1957, aux Nations unies.

"Aimer en homme libre"
 
Inaugurant en mars 1958, à Abidjan, le pont qui porte son nom, il évoque "un nouveau pont entre l’Afrique d’une part, la France et l’Europe de l’autre". "Voilà, Messieurs les sceptiques, ce que l’on arrive à faire à force de solidarité", s’exclame-t-il.  Il est cependant mis en minorité par ses pairs africains. Le texte adopté en 1958 ouvre la voie à l’indépendance pour tous les territoires de la communauté. Le premier à s’en saisir est le Guinéen Sékou Touré. Le RDA implose, c’en est fini de l’Union française dont rêvait le chef akoué.
 
Après la création, en janvier 1959, de la Fédération du Mali (qui regroupe le Dahomey, la Haute-Volta, le Sénégal et le Soudan français), Houphouët se rend compte qu’il ne pourra résister seul au vent de l’indépendance. Mais pas question de laisser le leadership régional à Senghor ! Il torpille la fédération en créant, quatre mois plus tard, le Conseil de l’entente, qui associe son pays au Niger, au Dahomey et à la Haute-Volta.

En décembre, les leaders africains, réunis à Dakar autour de Charles de Gaulle, entérinent le principe de l’indépendance. Houphouët est furieux. Il se retire à Yamoussoukro et demande, quelques mois plus tard, l’indépendance immédiate. De Gaulle s’offusquera de ce coup d’éclat. La Fédération du Mali, quand à elle, est indépendante le 20 juin 1960, et éclate deux mois plus tard. Houphouët, qui défendait "les bienfaits de la colonisation", s’est senti trahi par la France. Du dépit, il passe pourtant rapidement au réalisme, en devenant le meilleur et plus fidèle allié de la France en Afrique.

 
Le 7 août, Houphouët est le premier dirigeant d’une Côte d’Ivoire en liesse. Bernard Dadié écrit "La nouvelle Aurore", publiée le 27 juillet dans La Presse, le journal du PDCI : "Sortez de l’ombre Tam-Tam / Coras et Balafons / Et faites-moi danser tous ces frères / Étoile des Mages / Compagnons de Route / Qui regardez danser ces hommes frères / Un peuple vient de se retrouver / Dans le grand cirque qu’est le monde / Son espoir en main / En pèlerin venant du fond des âges / Après avoir fait mille escales dans les cités, les oasis, les déserts / Après avoir laissé un lambeau de vêture ; de peau de songe / À chaque tournant du trajet sous la pluie ou le soleil / Lavé, enfin, de sa gangue de servitude / Les bras libres pour travailler / Pour enlacer / Pour donner la main à des mains libres / Le cœur libre, pour enfin aimer en homme libre."
 
Quelques années plus tard, le même Dadié parlera de la Côte d’Ivoire comme d’un "enfer tropical…" Pour asseoir son autorité, Houphouët n’hésite pas à sanctionner très durement ceux qu’il soupçonne de s’opposer à lui. Il règne d’une main de fer. En 1963 et en 1964, prétextant des complots qui n’ont jamais existé, il n’hésite pas à emprisonner plusieurs de ses compagnons, comme Jean-Baptiste Mockey, son ministre de l’Intérieur. Ils sont ainsi des dizaines à croupir dans la prison d’Assabou (à Yamoussoukro) et à Dimbokro.

Certains, comme Ernest Boka, le premier président de la Cour suprême, n’en sortiront pas vivants. Torture, maltraitance, humiliations… les sévices ne s’arrêtent pas aux présumés comploteurs, leurs familles aussi subissent le courroux du prince. Il faudra attendre la mort du chef de l’État, en 1993, et la publication en 1997 des Faux Complots d’Houphouët-Boigny,­ de Samba Diarra (éd. Karthala), pour connaître enfin la version des victimes.
 
De leur côté, les partisans du président rappellent qu’à la libération des "comploteurs", quatre ans après leur arrestation, Houphouët a reconnu son erreur et qu’il a même présenté ses excuses, en 1971. "D’habitude, c’est à moi qu’on demande pardon. Pour une fois, c’est moi qui demande pardon. Vous avez été emprisonnés pendant des années ; vous avez souffert. Pour rien ! Car il n’y a jamais eu de complot en Côte d’Ivoire", explique alors Houphouët, qui a réuni les anciens prisonniers sur l’esplanade de l’Hôtel de la Plantation, à Yamoussoukro.

Pour Samba Diarra et les autres, cet épisode douloureux a été réglé "comme une affaire de village, sous l’arbre à palabres, au lieu de l’être comme ce qu’il était – une affaire d’État". La plupart des victimes ont été rétablies dans leurs fonctions comme si rien ne s’était passé ; beaucoup ont bénéficié d’indemnités financières ou de promotions politiques.
 
Houphouët le répète à plusieurs reprises : il préfère l’injustice, qu’il peut réparer, au désordre. Il ne déroge pas à ce principe en réprimant très sévèrement les indépendantistes du Sanwi, dans l’est du pays (1963), et la révolte des Guébiés, qui proclament "la république d’Éburnie", dans l’Ouest (1970). Les relations entre ces régions rebelles et le pouvoir en seront durablement affectées.

Crocodile endormi
 
La dureté avec laquelle Houphouët a réagi pendant cette première décennie à toute velléité de révolte contraste avec son image d’homme de paix. Mais cette intransigeance lui a assuré une relative tranquillité. Son pouvoir ne sera plus réellement contesté, jusqu’au début des années 1990, quand le Front populaire ivoirien (FPI), mené par Laurent Gbagbo,­ multiplie les manifestations. La stabilité dont jouit la Côte d’Ivoire pendant près de vingt ans repose autant sur la prospérité économique que sur le charisme du chef de l’État. Le pays vit son âge d’or. Le cours du cacao est multiplié par cinq, les planteurs sont assurés d’un revenu garanti, et, par un système bien rodé de redistribution, la richesse est assez équitablement répartie.

 
En chef traditionnel, Houphouët est convaincu qu’il sait ce qui est bon pour le peuple. Il consulte, écoute, souvent les yeux mi-clos, laissant parfois penser à son auditoire qu’il s’est endormi, et finit par décider seul. Il téléphone beaucoup, à toute heure. Sobre, voire ascétique, le chef de l’État ne boit pas d’alcool, ne fume pas, mange frugalement, et ne danse pas. Il n’a jamais eu la tentation de s’autoproclamer président à vie. Né dans une famille aisée, où l’on possède de l’or comme dans toutes les cours royales baoulées, il ne nourrit aucun complexe vis-à-vis de l’argent.

Quand, au début des années 1990, circule une liste détaillant la fortune des personnalités politiques, il s’en amuse : "Ça me fait rire, je sais que ceux qui sont cités sont riches seulement de leurs dettes. Tous sauf un. Car, moi, j’ai des milliards." Des milliards qu’il investit dans l’agriculture, l’immobilier, en Côte d’Ivoire et en France, et qu’il place sans vergogne sur des comptes à l’étranger, notamment en Suisse. "Il faudrait être fou pour garder son argent en Afrique", affirme-t-il.
Il redistribue énormément, met sa famille à l’abri du besoin, mais, contrairement à ce que feront ensuite certains de ses pairs, il tient ses propres enfants à l’écart de la politique.
 
Il redistribue énormément, met sa famille à l’abri du besoin, mais, contrairement à ce que feront ensuite certains de ses pairs, il tient ses propres enfants à l’écart de la politique. Chacun, estime-t-il, doit réinvestir dans sa région, et les députés sont jugés en fonction de ce qu’ils font pour leur province. Une méthode qui profite au plus grand nombre, mais ne favorise guère la transparence et développe un système de prébendes et des liens de dépendance qui perdurent aujourd’hui.
Le "Vieux" aide aussi ses voisins, comme les familles Yaméogo, Diori, Soglo ou Tombalbaye. "Il nous envoyait avec des valises, ici ou là. Il était un père pour beaucoup de ses voisins et, en Côte d’Ivoire, il achetait la paix sociale avec de l’argent. Mais il n’était ni un affairiste ni un prédateur. Pour lui, l’argent était un moyen, pas une finalité", raconte Laurent Dona Fologo, ancien secrétaire général du PDCI.
 
Pendant les sommets qui réunissent ses pairs francophones, Houphouët adopte sa célèbre posture du crocodile, faussement endormi sur la grève et qui soudain fait un sort à sa proie. Les autres débattent pendant des heures, lui se tait, et quand il prend la parole c’est pour trancher, sans que nul ose le contredire.
Certaines de ses prises de position diplomatiques n’en seront pas moins contestées. On lui a ainsi longtemps reproché d’avoir maintenu pendant des années un dialogue avec l’Afrique du Sud de l’apartheid, pourtant au ban des nations.

En 1990, lorsque Nelson Mandela est libéré et que la nation Arc-en-Ciel fête sa réconciliation, il a beau jeu de déclarer qu’il a eu raison avant tout le monde. Entre 1967 et 1970, il joue un rôle tout aussi ambigu lorsque la province du Biafra se révolte contre le pouvoir central, au Nigeria. À l’époque, de Gaulle demande expressément à Jacques Foccart, son "Monsieur Afrique", "d’aider la Côte d’Ivoire à aider le Biafra" sécessionniste, que Paris finance et arme. Houphouët le fait, sans états d’âme.

Militaires fougueux
 
En janvier 1963, le premier coup d’État de la région, perpétré au Togo contre Sylvanus Olympio, perturbe profondément le président ivoirien. Il désapprouve ces méthodes. Mais, pragmatique, il se rapprochera plus tard de Gnassingbé Eyadéma, le nouvel homme fort togolais, et s’en fera un allié. Il considère avec méfiance le Ghanéen Rawlings et le Burkinabè Sankara. Pour lui, ces jeunes militaires fougueux et révolutionnaires ne sont que des "bandits".
 
Dans sa biographie du président ivoirien (Le Médecin, le planteur et le ministre, Éditions du Jaguar, 1993), Siradiou Diallo rapporte cet échange entre Houphouët et Sankara, lors d’un sommet de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) à Niamey, en 1983. Le capitaine burkinabè est censé prendre la présidence de l’organisation régionale : "Non, pas vous ! lance Houphouët.
– Pourquoi pas moi ? demande Sankara.
– Parce que vous êtes un gamin et que vous êtes mal élevé.
– Et vous, un vieux gâteux."
Avec Senghor, les rapports seront toujours difficiles. Les deux hommes ne se comprennent pas. "J’ai découvert la France à 40 ans. Senghor lui, à 40 ans, a découvert l’Afrique", ironise Houphouët. Partisan du métissage culturel, le président sénégalais pense à l’européenne quand son homologue ivoirien, tout en étant un fin connaisseur des arcanes de la vie politique française, reste profondément attaché à ses racines et raisonne en chef coutumier. 
leader régional
 
Ses rapports avec l’ancienne colonie n’en sont pas moins privilégiés. Au point que ses détracteurs le traitent de "valet de l’impérialisme", pour reprendre la terminologie sankariste. Certes, Houphouët est l’allié de Paris, et certainement le plus fidèle. Mais, en contrepartie, il se voit conforté dans son rôle de leader régional, ce qui profite à la Côte d’Ivoire. Pendant les "vingt glorieuses", les entreprises françaises bénéficient largement de ce climat propice. Les Ivoiriens, eux, se consacrent à la politique et au service public, qui promet de belles carrières aux jeunes diplômés. La terre est cultivée, souvent par les grands planteurs baoulés et par les étrangers. Pour le chef de l’État, qui s’entoure de conseillers et même de ministres originaires de toute la sous-région, la Côte d’Ivoire est un pays d’accueil, et la terre appartient à celui qui la met en valeur.

Catholique pratiquant, Houphouët respecte toutes les religions.
 
Catholique pratiquant, Houphouët respecte toutes les religions. S’il a construit la basilique de Yamoussoukro, ce n’était pas, comme on l’a écrit parfois, pour faire "rempart à l’islamisme". Il considérait ce monument comme un chef-d’œuvre, destiné à honorer la Vierge Marie, et, aussi, à impressionner les siens. Dans son livre, Siradiou Diallo raconte comment Houphouët, alors député, était allé, en compagnie de l’écrivain Amadou Hampâté Bâ, se recueillir sur la tombe de Cheikh Hamahoullah, chef de la confrérie des Hamallistes, à Montluçon (centre de la France). Il apprend que, faute d’argent pour payer la sépulture, le corps du religieux risque d’être exhumé et jeté dans une fosse commune. Dès son retour à Paris, il entreprend les démarches pour acheter la concession afin que le cheikh repose en paix.
 
Autant le président se méfie des Arabes et met des années à ouvrir une ambassade en Arabie saoudite, autant, pendant ses trente-trois années de pouvoir, il entretient d’excellentes relations avec les musulmans de son pays, les plaçant à des postes clés et faisant la promotion des élites et chefferies locales, qu’il consulte et respecte. Le Nord lui reste parfaitement fidèle.

Nouveaux fétiches
Entre-temps, la conjoncture mondiale s’est assombrie. En misant quasi exclusivement sur l’exportation des matières premières, le chef de l’État a laissé son pays à la merci des Bourses internationales. Lorsque, à la fin des années 1980, les cours du café et du cacao s’effondrent, la Côte d’Ivoire, endettée, fait face à une crise économique sans précédent.
 
Houphouët vieillit. Il tente de résister, puis se rend compte qu’il doit se plier aux exigences du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. La Côte d’Ivoire prospère et arrogante va devoir se serrer la ceinture. Il fait alors appel à Alassane Ouattara, un économiste dont il suit la carrière depuis longtemps, et le nomme peu après Premier ministre, le seul qu’il aura jamais eu.
 
Le début des années 1990 coïncide aussi avec la démocratisation. La jeunesse aspire à sortir du modèle du parti-État. Elle répond aux appels du Front populaire ivoirien (FPI) et manifeste. La répression est dure. Laurent Gbagbo, le président du FPI, est emprisonné. Houphouët est persuadé que, depuis la France, son homologue, le socialiste François Mitterrand, entretient, ou au moins approuve, ce vent de révolte. Il n’engage aucune réforme, campe sur son rôle de chef coutumier et n’évoque jamais sa succession, sujet tabou de son vivant.

Pas moins de 40 chefs d’État et de gouvernement et 7 000 invités assistent à ses obsèques.

Le "Vieux" a autour de 90 ans. Depuis plusieurs années déjà, il a de plus en plus besoin de repos et sa vue baisse. À la fin de 1993, il part se faire soigner en Suisse. Il n’en reviendra pas. Annoncée le 7 décembre, sa mort provoque un choc dans le pays. Des dizaines de milliers d’Ivoiriens défilent devant son cercueil de verre, exposé à Abidjan puis à Yamoussoukro. Un mois plus tard, pas moins de 40 chefs d’État et de gouvernement et 7 000 invités assistent à ses obsèques.
Son village, dont il avait fait la capitale, s’est soudain endormi.

Oublié, Yamoussoukro a bien failli disparaître dans la brousse. Houphouët n’était plus un modèle. Avec lui, on avait enterré une génération de chefs d’État africains omnipotents et omniscients. Les conférences nationales, le multipartisme, l’alternance, la bonne gouvernance étaient les nouveaux fétiches. Dix-sept ans plus tard, pourtant, la nostalgie de ces belles années rassemble toute la classe politique : qu’ils soient d’anciens alliés ou d’anciens opposants, ils sont tous, de nouveau, "les enfants d’Houphouët".