Un vote dans le calme en Côte d’Ivoire, mais l’abstention s’annonce forte

  • 26/10/2015
  • Source : Le Monde
C’est un océan qui tombe du ciel à Yakassé-Mé. Des trombes d’eau qui transforment les routes en rivières. Mais dans cette petite localité située à une cinquantaine de kilomètres d’Abidjan, ce n’est pas la pluie qui semble être le principal motif de désaffection des bureaux de vote ce dimanche matin.

Si certains racontent ne pas avoir de pièces d’identité pour effectuer leur devoir civique, Théophile Aka montre le bout de son index noirci par l’encre indélébile qui vient de lui être apposée après son vote en expliquant qu’« il faut qu’on avance et qu’on arrête de revenir sur le passé ». Mais à quelques mètres de là, au bar « le Barça », une dizaine de jeunes expriment toutes leurs frustrations et leurs rancœurs à l’égard du pouvoir ivoirien.

« L’homme des étrangers »
« Nous avons tous des cartes d’électeurs mais personne n’ira voter. On attend le mot d’ordre de [l’ancien président Laurent] Gbagbo, c’est lui le président des Ivoiriens », lance un grand gaillard en T-shirt jaune. « Le vrai fils du pays est de l’autre côté [à la Haye dans l’attente de son procès devant la Cour pénale internationale, la CPI]. Celui qui est ici en ce moment est l’homme des étrangers », ajoute l’un de ses acolytes. Un troisième tente de faire entendre une voix plus modérée : « On est prêt à accepter Ouattara mais il faut qu’il nous traite avec équité. Tous nos parents, nos responsables sont en prison. Il faut qu’on les libère, que Gbagbo revienne et que les deux présidents se saluent alors les Ivoiriens seront réconciliés. »

Iront-ils jusqu’à manifester leur mécontentement dans les rues ? « Non, on ne veut pas mourir cadeau [pour rien]. On veut seulement la paix et la tranquillité », admet l’un des jeunes, sous le regard approbateur de ses comparses. Le traumatisme de la crise post-électorale de 2010-2011 est encore prégnant et la lassitude de la violence semble désormais largement l’emporter en Côte d’Ivoire sur les désirs de revanche.

Retards et énervement
A Abobo, une immense commune populaire d’Abidjan majoritairement favorable à Alassane Ouattara, les raisons de la colère sont tout autres en cette matinée dominicale. Devant le collège Iris du quartier Avocatier, qui n’a toujours pas ouvert ses portes aux électeurs, ça pousse et ça râle fort. « Ils avaient cinq ans pour préparer ces élections. Le vote devait commencer à 7 h 00. Il est maintenant 10 h 30. Il y a des vieilles diabétiques qui sont là depuis 5 h 00 du matin. C’est du sabotage », s’insurge Youssouf Doumbia au milieu de la cohue.

La gronde est dirigée contre la Commission électorale indépendante (CEI), chargée d’organiser le scrutin. « Ils ont reçu des milliards et n’ont rien fait d’autre que manger l’argent. On va s’énerver et après les gens diront que la population d’Abobo est bagarreuse. Avec ces retards on va devoir voter le soir et après les gens diront que ces élections sont truquées », râle Aramatou Tangara-Touré.

A l’intérieur de l’établissement scolaire, Estelle N’Din, une présidente de bureau de vote, confie son désarroi : « Jusque-là, nous n’avons pas reçu la plupart du matériel. Les représentants des partis ne sont pas là. La CEI ne nous donne pas d’informations, on nous dit juste d’attendre, alors on attend. » Le vote commencera finalement à midi, sans les représentants du Front populaire ivoirien (FPI), le principal parti d’opposition qui dit ne pas avoir les moyens nécessaires pour financer des observateurs dans près de 20 000 bureaux, ou des cinq autres adversaires du président sortant Alassane Ouattara et avec l’assistance de certains électeurs dévoués, soucieux de faciliter la tâche aux agents électoraux.

Les limites du contrôle biométrique des électeurs
Pour justifier ces retards, un responsable local de la CEI confie l’étendue des soucis qu’il a eu à gérer lors des vingt-quatre dernières heures : « On a eu un problème de déploiement du matériel car les véhicules de la CEI centrale ne sont arrivés que samedi après midi, un autre avec les listings des agents électoraux après que le compteur électrique de notre bureau a pris feu hier, ce qui nous a obligés à refaire en urgence les fichiers, un autre encore avec les tablettes numériques. » L’utilisation des tablettes vendues par la société Morpho du groupe Safran, qui devaient initialement permettre un contrôle biométrique des électeurs et une transmission rapide des résultats, a connu de sérieuses limites lors de ce premier tour d’élection présidentielle. Les capacités organisationnelles de la CEI également.

Y a-t-il eu pour autant volonté de truquer les résultats en faveur du pouvoir ? Rien ne permet, pour l’heure, de l’affirmer. A Abobo, par exemple, la victoire d’Alassane Ouattara était acquise. Pourquoi alors ralentir le vote de ses partisans, pressés d’offrir au président sortant une victoire au premier tour qui lui tend les bras ?
Très faible participation

A Yopougon, sorte de jumelle en miroir d’Abobo, l’affluence était minimale dans les bureaux de vote. Ici, le cœur de la majorité des habitants penche toujours en faveur de Laurent Gbagbo. Au lycée William Ponty, aucun risque d’être emporté par la bousculade. Au moment du dépouillement dans le plus grand centre électoral du pays avec plus de 7 000 inscrits, Alassane Ouattara comptabilisait environ trois quarts des suffrages exprimés mais avec une participation qui se situait autour du quart des inscrits.

A proximité, sur les abords de la Place Figayo, Jean-Martial Ouman, explique les raisons de son abstention : « Gbagbo est notre icône. Pascal Affi N’Guessan (le candidat du FPI) s’est détaché du parti. Ouattara se vante de ses réussites mais dans quel secteur sont les deux millions d’emplois dont il parle ? Nous sommes figés sur le 10 novembre (la date à laquelle devrait débuter le procès de Laurent Gbagbo et de l’ancien chef des Jeunes patriotes, Charles Blé Goudé), pas sur cette élection. Mais il ne faut pas s’inquiéter, il n’y aura pas de troubles. »

Quelques heures plus tard, une soirée électorale aux allures de fête de victoire se déroulait chez l’un des plus hauts responsables de l’Etat. Un type de réception qu’il serait insensé d’organiser un soir de défaite.