Dix jours après sa fuite, la même question revient sans cesse, au Mexique et bien au-delà : comment Joaquin "El Chapo" Guzman, considéré comme le plus grand narcotrafiquant de la planète, a-t-il pu s'échapper pour la seconde fois, en moins de quinze ans, d'une prison de haute sécurité ? Et comment se fait-il que personne n'ait la moindre idée de sa localisation, alors que la quasi-totalité de l'appareil sécuritaire du pays, avec l'aide des Etats-Unis, est à ses trousses ?
Les informations sur l'incroyable évasion ont fuité peu à peu, d'abord par le biais de la presse, puis directement par les autorités mexicaines qui, visiblement déjà humiliées par ce revers, ont décidé de prendre en main la communication et de tout mettre sur la table : des centaines de photographies, et même des vidéos, du tunnel qu'a emprunté celui qu'on appelait déjà "le Roi des tunnels" ont été rendues publiques.
On découvrait, dans le détail, comment Guzman avait profité d'un angle mort de la caméra qui était censée le surveiller pour se faufiler sous sa douche et emprunter, avec une moto, un tunnel climatisé d'un peu plus d'1 m 60 de hauteur et de 1 500 m de longueur.
On apprenait que sept fonctionnaires de la prison avaient été arrêtés pour de possibles complicités.
On apprenait aussi qu'il aura fallu pas moins de dix-huit minutes pour que les gardiens de la prison, supposée être l'une des plus sûres du pays, se rendent compte de la disparition du plus important de leurs détenus.
Autant d'informations qui ont obligé les autorités, entre deux promesses de capture rapide, à présenter leurs excuses. Et la presse mexicaine, à l'image du quotidien La Nacion, à rappeler que "le crime organisé a tellement de pouvoir et de moyens au Mexique qu'il est capable de défier ouvertement l'Etat et ses forces de sécurité". L'évasion de Guzman, et l'immense écho international qu'elle a engendré, "ont sensiblement abîmé la réputation et ridiculisé notre pays" souligne encore le journal.
Récompense, embarras et menaces de mort sur Twitter
Alors que policiers et soldats quadrillent le pays pour essayer de remettre la main sur "le Petit", les critiques pleuvent. Presque autant que les détournements et les milliers de blagues qui circulent en ligne. La fuite d'El Chapo a revêtu un caractère presque comique. C'est en partie lié à la légende de Guzman, dont la popularité résidait déjà dans le fait de tourner le pouvoir en ridicule. Chaque épiphénomène lié à sa nouvelle évasion a donc pris une ampleur absurde et, au final, embarrassante pour l'Etat.
On s'empresse de baptiser des hamburgers du nom du parrain mexicain ; des tee-shirts à son effigie sont en rupture de stocks dans des magasins californiens ; des chanteurs de narcocorridos redoublent d'efforts pour mettre en chanson sa légende et celle de son cartel de Sinaloa. Chez les voisins américains, on a eu droit à une polémique idiote mêlant le compte Twitter d'un de ses fils, le candidat républicain Donald Trump, des menaces de morts et le rappeur cubain Pitbull.
Il n'y a guère qu'au sein de l'état-major mexicain qu'on ne rigole pas. En plus d'une récompense de 60 millions de pesos (3,5 millions d'euros) pour toute information sur sa localisation, plus de 100 000 prospectus avec les différents visages connus de Guzman ont été distribués dans l'ensemble du pays. Plus de 10 000 hommes ont été déployés et certains Etats comme ceux de Jalisco, Michoacan ou Sinaloa, la base arrière de son cartel, sont en alerte rouge.
Pour anticiper une éventuelle fuite de Guzman à l'étranger, les Mexicains ont lancé un avis de recherche international et comptent sur l'aide de près de 200 pays, notamment en Europe et en Amérique du Sud. Premiers à répondre, les Etats-Unis ont d'ores et déjà envoyé à Mexico des agents du FBI et de l'Agence américaine de lutte contre le trafic de drogue (DEA), déjà à la manœuvre lors de la capture de Guzman en 2014.
"Quand on le rattrapera cette fois-ci..."
A l'époque, le chef du cartel de Sinaloa était en cavale depuis treize ans, ce qui ne l'avait pas empêché de se marier avec faste en 2011, d'avoir des jumelles et de se placer dans la liste des 100 personnes les plus riches du magazine Forbes. Comme le raconte à l'Associated Press Jack Riley, haut responsable de la DEA ayant participé à la traque, ce sont les téléphones portables, "son talon d'Achille", qui l'ont trahi.
C'est grâce à eux qu'il continuait à gérer son empire, et ils ont éventuellement été les instruments de sa chute. C'est en piratant le portable d'un sous-fifre que les enquêteurs remontent jusqu'à Guzman, qui se cachait dans une modeste maison de la station balnéaire de Mazatlan avec sa femme et ses filles. Il a été arrêté sans un seul coup de feu. "Quand on le rattrapera cette fois-ci, et je vous assure que nous le ferons, l'issue sera peut-être différente pour lui", prédit Jack Riley.
Ce n'est, bien entendu, pas par altruisme que les Américains s'impliquent tellement dans la traque de Guzman. Un peu plus de deux semaines avant son évasion, les Etats-Unis avaient formellement demandé son extradition. Car le capo mexicain, poursuivi pour de multiples chefs d'inculpation sur le sol américain, y est considéré depuis 2013 comme "l'ennemi public numéro un ", un titre qui n'avait pas été officiellement décerné depuis Al Capone. Comme le gangster des années 1930, le terrain de jeu de Guzman et de son cartel sont les rues ultra-violentes de Chicago. "Une grande partie de la violence dans la ville est le résultat de la présence de la drogue en provenance de Sinaloa", constate CNN.
Selon Washington, le cartel de Sinaloa est responsable de l'importation de plus de 100 tonnes de cocaïne dans la seule ville de Chicago entre 1990 et 2005, sans compter l'héroïne et la méthamphétamine. Elle est considérée comme l'organisation criminelle la plus puissante aux Etats-Unis depuis maintenant vingt-cinq ans. Cependant, experts et policiers ont pu constater que la capture de Guzman en 2014 n'a pas eu le moindre impact sur les capacités du cartel. Ses seconds, Ismael "El Mayo" Zambada, Juan José "El Azul" Esparragoza et Fausto "El Chapo Isidro" Meza Flores, sont restés en liberté et ont continué à en faire une organisation tentaculaire, avec des intérêts et une capacité de nuisance qui dépasse largement le territoire mexicain.
En Colombie, la "Fédération" a mis tout le monde d'accord
C'est pourquoi les enquêteurs, mexicains comme américains, pensent qu'il existe des chances pour que Guzman soit en route vers l'étranger, et probablement vers l'Amérique centrale. Le cartel de Sinaloa est une des rares organisations criminelles mexicaines à avoir réussi à faire de cette région sa base arrière, avec des liens profonds au Salvador, au Honduras et au Guatemala, pays où Guzman avait d'ailleurs été capturé pour la première fois en 1993 avant d'être extradé. En conséquence, la présence policière a été renforcée près de la frontière sud du Mexique. Des mouvements aériens suspects y auraient été signalés quelques jours après l'évasion de Guzman.
Les enquêteurs remontent également une piste qui va jusqu'en Colombie, où Guzman et le cartel de Sinaloa sont extrêmement bien implantés, comme l'a rappelé ce week-end la presse locale. "La Fédération", comme on appelle le cartel de Sinaloa en Colombie, "a tissé ses liens dans les années 1980 et les a consolidés au début du XXIe siècle", raconte El Colombiano. Profitant du vide laissé par la perte d'influence des cartels de Cali ou Medellin, les Mexicains ont réussi à pacifier le milieu et à travailler à la fois avec les "cartels indépendants" comme avec les FARC, devenant un acteur incontournable pour écouler la drogue vers l'Europe et les Etats-Unis.
"La fuite de Guzman a été davantage célébrée par les criminels colombiens que par les Mexicains, car c'est leur principal client", résume El Colombiano, qui détaille l'incroyable système mis en place par El Chapo et ses lieutenants depuis des années, avec "des émissaires et des courtiers" qui maintiennent un dialogue continuel avec les producteurs et font jouer le marché pour acheter la drogue à moindre prix.
Selon El Tiempo, citant des documents top secrets du gouvernement colombien, Guzman et le cartel de Sinaloa contrôlent "35 % du marché de la cocaïne en Colombie, ce qui représente près de 100 tonnes par an". Ils supervisent sa production et l'exportent via des ports qu'ils contrôlent, ajoute El Colombiano.
"Ils ont des alliés dans les meilleures zones pour cultiver la coca. Puis ils utilisent des routes maritimes, terrestres et aériennes, avec des points d'approvisionnement au Brésil, en Equateur au Venezuela ou en Amérique centrale, à destination des Etats-Unis, de l'Europe, de l'Afrique et de l'Australie."
En attendant de remettre la main sur "El Chapo" (au Mexique, au Guatemala, en Colombie ou pourquoi pas aux Etats-Unis, où habite sa dernière femme), plusieurs spécialistes redoutent déjà une reconfiguration violente du narcotrafic mexicain. Javier Oliva Posada, un chercheur en sciences politiques de l'Université nationale autonome du Mexique (UNAM), prédit que le cartel de Sinaloa, porté par la fuite médiatique de son leader et profitant du déclin progressif de leurs rivaux comme le cartel du Golfe ou les Zetas, tentera de reprendre le contrôle des opérations sur la côte Pacifique.
Et même si le cartel de Sinaloa est considéré comme un des moins violents au Mexique, comparé à la barbarie dont sont capables les Zetas, il est à craindre que la guerre entre cartels, qui a déjà coûté la vie à plus de 100 000 personnes en une décennie, reprenne de l'ampleur, renouant avec une spirale de violence et de règlements de compte.
Où est passé Joaquin « El Chapo » Guzman ? - Photo à titre d'illustration