Commission vérité et réconciliation en Côte d’Ivoire: 80 cris inaudibles

  • 01/10/2014
  • Source : AFP
Quatre-vingts cris de victimes, parfois de bourreaux, mais aucun résultat : faute de médiatisation et surtout d’adhésion populaire, les audiences publiques de la Commission dialogue vérité et réconciliation (CDVR), conclues mardi, n’ont en rien favorisé le pardon en Côte d’Ivoire sortie d’une décennie de crise.

Critiquée pour sa désorganisation, la Commission, qui tentait d’adapter le concept de justice "transitionnelle" instauré dans l’Afrique du Sud post-apartheid - qui permit en partie à ce pays, à force d’écoutes, de ne pas sombrer dans le chaos -, a échoué dans l’anonymat le plus complet.
 
"Je suis tombée dans la guerre de (Guillaume) Soro ! Je suis tombée dans la guerre du président du l’Assemblée nationale !" A l’instar de Félicie (un pseudonyme), les acteurs "représentatifs" de la crise politico-militaire de 2000-2011 choisis par la Commission ont pourtant joué le jeu, racontant leur calvaire, nommant même leurs agresseurs présumés.
 
Pour cette quadragénaire fatiguée, le coup d’Etat manqué de 2002 contre l’ex-président Laurent Gbagbo, dont M. Soro fut l’un des protagonistes, marqua le point de non-retour. Violée par quatre rebelles, qui firent disparaître sa fille après avoir abusé d’elle, Félicie se retrouve douze ans plus tard seule, chômeuse et séropositive.
 
"Madame, croyez-vous en Dieu ?", lui demande une commissaire de la CDVR. "Auquel cas je vous demande de prier pour vos agresseurs." Religion, compassion mais surtout pardon. Une vertu brandie à longueur de séances par la Commission, investie pour que la Côte d’Ivoire ne revive "plus jamais ça", selon son président Charles Konan Banny.
 
Le calvaire de Maïmouna (autre nom d’emprunt) date du début de l’année 2011, alors que la crise post-électorale, née du refus de Laurent Gbagbo de reconnaître la victoire de son adversaire Alassane Ouattara, battait son plein. Plus de 3.000 personnes moururent en cinq mois à peine.
 
La jeune femme, les traits figés, raconte sa fuite, ses chutes après l’arrivée de miliciens libériens, pro-Gbagbo, dans son village de l’Ouest.
 
Restés chez elle, son mari et ses trois enfants, âgés de 8 ans, 5 ans et 6 mois, seront massacrés. "J’ai tout perdu", se désespère Maïmouna, presque inaudible.
 
Les témoignages incriminent les deux camps. Un motif de satisfaction quand de nombreux observateurs craignaient que la Commission, dirigée par un ancien
Premier ministre proche de l’actuel pouvoir, ne se montre partisane.
 
’Enorme occasion manquée’ 
 
Les abominations décrites dans "le musée national des horreurs", dixit le président Banny, sont propres à écoeurer les plus va-t-en-guerre, autre objectif déclaré. Viols, meurtres et même anthropophagie.

Une femme déclare avoir été forcée de cuire puis manger les restes de son mari. Mardi, un homme défiguré explique qu’on l’a forcé à dévorer son oreille droite. Les critiques pleuvent pourtant contre la CDVR. A commencer par son rendement. Quelque 64.000 personnes ont été pré-auditionnées dans tout le pays pendant plusieurs mois. Mais à peine 80 d’entre elles ont été entendues publiquement en trois courtes semaines.
 
Le mandat de la commission, qui a débuté les audiences le 8 septembre, s’achevait dimanche dernier, se justifie Charles Konan Banny, qui dit avoir malgré tout rassemblé "la panoplie de tout ce qui était horrible" dans ce "maigre échantillon quantitatif".
 
Le lieu choisi pour accueillir les audiences déroutait également : un hôtel surplombant le golf d’Abidjan, éloigné du centre-ville ou des quartiers populaires, dont "le luxe insolent (rajoutait) encore de la peine aux victimes", souvent pauvres, remarque Yacouba Doumbia, du Mouvement ivoirien des droits de l’Homme.
 
Entre piscines et 18 trous, une minuscule salle sombre pouvait accueillir quelques dizaines de spectateurs dans un décor en carton pâte. Cinq caméras filmaient en continu les protagonistes. Mais pas une image n’a pour l’instant filtré à la télévision nationale, comme c’était pourtant prévu.
 
"Personne n’est au courant. Aucune presse n’est associée. Cela n’aura aucun impact", se désole Mamadou Soromidjo Coulibaly, président de la principale association de victimes de la crise.
 
Les journalistes, admis aux audiences, n’ayant même pas le droit d’apporter un stylo, la couverture médiatique a été très maigre dans les journaux ivoiriens.
 
"La catharsis qu’on a voulu avoir en donnant la parole aux victimes n’a pas eu lieu", faute d’"adhésion populaire", soupire M. Doumbia. Et de pester : la CDVR, "qui aurait pu mettre la réconciliation au centre de nos préoccupations", relève de "l’énorme occasion manquée".
 
jf/de