Enquête : Comment la Côte d’Ivoire se retrouve avec 400 000 tonnes de cacao invendues sur les bras

  • 17/02/2017
  • Source : Le Monde
Après la chute des prix du cacao en 2016, une partie de la production ivoirienne est en souffrance. Les exportateurs attendent des dédommagements et les producteurs entament une grève.

Dans le port d’Abidjan, les rues ont rétréci. Impossible de trouver un bout de trottoir vide. Partout sont garés des camions chargés de cacao. Des conducteurs somnolent, à l’ombre des essieux rouillés. Depuis novembre 2016, les ventes de fèves brunes sont quasiment bloquées.

« Mes quatre camions sont toujours immobilisés ! Et en brousse, nos magasins sont pleins à craquer. Avec la pluie, le cacao va pourrir », peste Raymond, un directeur de coopérative coincé depuis deux jours au port. La veille, les « rats du port » (surnom attribué aux voleurs) lui ont dérobé des sacs de fèves. Sans compter les camions loués qui sont facturés 50 000 francs CFA par jour de retard (76 euros). Comme lui, ils sont nombreux à pâtir de la situation : la filière cacao génère deux tiers des emplois et des revenus dans le pays, 50 % des recettes d’exportation et 15 % du PIB de la Côte d’Ivoire, premier producteur mondial.

Congestion dans les ports

Le blocage résulte d’une combinaison de facteurs imprévus, générés par la chute de 25 % du cours mondial du cacao en novembre. En espérant éviter de perdre de l’argent, de nombreux exportateurs ont annulé leurs ordres d’achats passés l’an dernier et portant sur environ 15 % de la production annuelle. Remis en vente, ce cacao congestionne les ports. Dépassé par la situation, le Conseil du Café Cacao (CCC), organe étatique chargé de contrôler et stabiliser la filière, a tardé à réagir.

Craignant de voir les planteurs perdre une partie de leur récolte, le syndicat national agricole pour le progrès en Côte d’Ivoire (SYNAP-CI) et d’autres associations, représentant 98 000 producteurs de cacao, ont entamé, mercredi 15 février, une grève illimitée pour exiger, entre autres, le règlement de la situation et une meilleure transparence de la filière.

« Le blocage est la faute du CCC qui n’a toujours pas dédommagé les exportateurs ! », s’exaspère Moussa Koné, président du syndicat. Le CCC décrète pour chaque saison un prix minimum que doivent toucher les planteurs. Fixé à 1 100 francs CFA le kilo (1,67 euro) « bord champs », ce prix oblige les exportateurs à vendre le kilo au-dessus de 1 800 francs CFA (2,74 euros) pour rentrerdans leurs frais. Mais avec la chute des cours à l’automne, le kilo s’échange actuellement autour de 1 300 francs CFA (1,98 euro) sur le marché international.

Dans le cas des ventes « spot », soit au cours du marché (une vente qui concerne entre 10 et 20 % de la production de cacao ivoirien, le reste étant vendu par anticipation, un an à l’avance), l’exportateur va donc perdre 500 francs CFA par kilo vendu. Le CCC est censé le dédommager de la différence, à l’aide d’un fonds de stabilisation et d’un fonds de réserve alimentés par l’argent de la filière pour servir en cas de coup dur. Mais la chute des prix mondiaux fin 2016 est si brutale que les dédommagements atteignent des sommes considérables. Il est question de plusieurs millions d’euros par semaine.

« On nous dit qu’il y a encore au moins 140 milliards de francs CFA (213,5 millions d’euros) dans le fonds de réserve, en plus des autres fonds de stabilisation. Alors pourquoi l’argent n’est-il pas débloqué ? », s’énerve Moussa Koné, qui craint que l’argent ne se soit envolé. « Ils sont incapables de sortir les 140 milliards, on ne sait pas pourquoi », confirme une source proche d’une institution financière en lien avec le CCC.

« Pas facile à siphonner »

Face à ce blocage systémique, le CCC a d’abord louvoyé. « Ils ont cherché à gagner du temps. Ils essaient simplement de sauver leur poste », déplore le dirigeant d’une grosse société d’exportation qui préfère rester anonyme. Il se veut pourtant rassurant : « Le fonds de réserve est détenu à la BCEAO [Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest]. Il faut une décision du conseil des ministres pour y avoir accès. L’argent ne peut pas être siphonné facilement ».

Le Conseil admet désormais qu’il y a eu un problème et affirme qu’il est en passe de le résoudre. « Les niveaux des stocks en région ont baissé de 20 % depuis janvier. Rien que dans les banques commerciales, nous avons assez pour payer les soutiens. La semaine dernière, nous avons payé 20 milliards de francs CFA aux exportateurs. Nous avons aussi raccourci les délais de paiement de trois semaines à moins de dix jours. », se félicite Massandjé Touré-Litsé, directrice du CCC.

En 2016, des exportateurs spéculateurs ont acheté par anticipation – au prix fort, sans contreparties et sans ligne de crédit – près de 400 000 tonnes de cacao de la saison actuelle, pensant que les cours allaient continuer de grimper. Aujourd’hui, ils se retrouvent en défaut de paiement sur près de 350 000 tonnes, selon Bloomberg. Le CCC, lui, avance des chiffres bien moins importants, et qui suscitent la méfiance de certains acteurs de la filière. « Les spéculateurs ont exploité les failles du système. Le CCC les a laissés faire et s’est aussi enrichi », estime notre exportateur, qui estime que la ponction nécessaire dans les caisses du CCC va être considérable. « Pour l’Etat, cela représente une baisse de rentrée fiscale de plus de 120 milliards de FCFA », calcule-t-il.

A ces 350 000 tonnes – dont 180 000 ont déjà été remises sur le marché, selon Bloomberg, et moins selon le CCC – s’ajoute une surproduction de 100 000 tonnes par rapport aux estimations du Conseil. « Cela fait près de 400 000 tonnes d’invendus, qui poussent encore davantage à la baisse du prix du marché », poursuit l’exportateur. S’il dit vrai, les invendus représenteraient 22 % d’une production annuelle de 1,8 million de tonnes environ.

Les exportateurs interrogés confirment que le CCC a commencé, très lentement, à payer une partie des dédommagements. En attendant, le cacao continue de pourrir en brousse et dans le port, alimentant le désespoir des planteurs. Qui ne sont pas au bout de leur peine. La saison prochaine, c’est le prix « bord champs » qui risque de chuter à son tour.

 

Charles Bouessel (contributeur Le Monde Afrique, Abidjan)